Textes

Enracinement vertical


Youssef Gharbaoui, une même plasticité : une gestualité équilibrée, des écoulements orientés, une superposition dynamique, une composition simple, une matière évanescente et une transparence qui anime l’expansion du vide et son hégémonie. Ce sont donc les effets plastiques qui nourrissent, ici, les potentialités de la dimension figurative. Celle-ci n’est là que pour créer l’effet de suggestion, la représentation pure ne servant pas le projet pictural du peintre.

Une figure domine l’ensemble des tableaux : l’aloès qui a pris la place de l’enveloppe des travaux précédents. Le passage du peintre de la figure droite à la ligne courbe (composition rayonnante) n’est en fait qu’un passage d’un univers de l’envol (envol / voyage des lettres) à un univers de l’enracinement : un retour à la terre, aux origines, à la naissance qui rayonne vers le ciel. C’est à travers le visible que prend forme l’acte de la transcendance.

Dans ce retour au terrestre, les couleurs de la terre s’unifient et fleurissent : une sorte de cérémonie faite à la naissance de l’aloès, à sa résistance, et à son éternelle jeunesse quel qu’en soit l’environnement. Dans les formations aloétiques, du proche au lointain et du petit au grand (au niveau des proportions), se développe l’aloès au point d’occuper la surface la plus importante sur la toile. Ainsi émerge le rythme des vides et des pleins de façon à ce que les éléments plastiques s’agencent et acquièrent une vitalité / verticalité qui dénote un mouvement à la fois violent et paisible. La sensibilité du peintre vacille entre la violence de l’expression et la quiétude de la contemplation.

Dans les formes composées culmine une transe où les couleurs fusionnent et s’harmonisent et où les formes émergent à travers des superpositions successives pour générer les règles du jeu du dévoilement et de l’effacement. C’est dans la matière, ses écoulements et ses interactions que naît la transcendance : les formes apparaissent et disparaissent, s’effritent et se solidifient, dessinent des traits et des brillances, la poursuite du pouvoir de la lumière qui éclaire le tout : les motifs du fond du tableau renforcent la mise en relief des feuilles de l’aloès et de ses lignes rayonnantes, accusent leur épaisseur qui, elle, dénote la force vitale, l’élan, l’envol.

Pour terminer, une question : Gharbaoui s’est-il entièrement débarrassé de l’enveloppe ? D’une façon ou d’une autre l’enveloppe reste présente dans cette nouvelle expérience plastique ; non pas l’enveloppe de la terre mais cette autre enveloppe transparente qui a pris la place de la pyramide (qui traverse tous les travaux du peintre) et qui épouse maintenant les formes de l’aloès. Dans cette quête d’un lieu donné, la pyramide et l’aloès dessinent les aspects du jeu des retrouvailles. Dans cette coïncidence et cet entrelacement, le rayonnement des courbes s’épanouit à l’intérieur de la transparence de la pyramide qui ne garde, enfin, que ses traits. Une pyramide de verre, d’eau et d’air et qui fait la vie dans la toile.


Benyounes Amirouche
Meknès, Février 2003

Paris, octobre 1997


Lors d’un récent séjour au Maroc, j’ai découvert avec bonheur la peinture de Youssef Gharbaoui. Une œuvre forte dans son urgence à créer des images qui nous entraînent dans un univers lui appartenant, celui qu’évoque pour lui la ville de Fès, où il vit et travaille.

De par sa formation, bien que n’ignorant aucune des recherches esthétiques qui fondent l’art moderne, il a le soucis de ne pas négliger son héritage oriental auquel il associe des moyens personnels pour renouveler les solutions aux problèmes séculaires de l’espace et des rythmes qui structurent un tableau.

Ce n’est pas fortuit si Gharbaoui ne donne aucun titre. Dans la démarche plastique qu’est la sienne, il ne cherche pas à reproduire le visible, mais à rendre visible, comme le voulait Klee. Ainsi à l’image se substitue rapidement le souvenir. Quelle réalité donner alors à ce qui a été enregistré mentalement ? Afin de redonner un souffle vital à ce concept, il faut une sensibilité, une émotion auxquelles s’adjoint une autre qualité sans laquelle la création ne pourrait s’épanouir, l’imagination. Cette faculté imagine propre de l’artiste – « la reine des facultés » comme l’avait dénommée le poète français Baudelaire – Gharbaoui me semble la posséder au plus haut point.

Que nous raconte-t-il ? Que souhaite-t-il nous faire partager ? Ses thèmes les plus simples s’inspirent des architectures maghrébines, à la limite du visible mais jamais hermétiques. Il nous en donne une vision inattendue dans sa perception spatiale, à la fois ouverte et fermée. Certaines toiles illustrent parfaitement ce jeu visuel de va-et-vient qui anime le plan du tableau. Aussi le regard, simultanément, aspire-t-il et renvoie-t-il l’image. Par ce mouvement concomitant l’artiste établit une autre relation avec le simulacre de la troisième dimension, non plus feinte par le biais de la perspective mathématique à laquelle ont eu recours tous les artistes depuis la Renaissance jusqu’au Cubisme qui fait éclater les volumes en mettant à plat toutes leurs facettes, mais suggérée plastiquement par le travail des matières et de la lumière.

Chez Gharbaoui, ces éléments sont sous-tendus à une composition énergique dont les lignes de forces établissent un schéma thématique parfaitement évocateur pour celui qui regarde. À partir d’une écriture synthétique, la suggestion de l’image est renforcée par une palette privilégiant les terres et les ocres qu’éclairent des blancs crémeux ainsi que quelques verts et bleus. Portes au fond d’une cour, battant d’un auvent, façades, insinuent le mystère d’une possible histoire, d’une vie dissimulée aux regards que les mouvements du pinceau contribuent à animer, ou bien c’est l’évocation de carreaux d’un pavage dont les harmonies sombres et contrastées rappellent les poteries locales.

Dans ce kaléidoscope formel et coloré, la forme prend corps, s’ordonne et la matière - l’huile ou l’acrylique - la nourrit. La lumière accroche les pigments et fait résonner presque musicalement le champ de la toile.

La peinture de Youssef Gharbaoui parvient à établir un dialogue avec celui qui regarde. Un échange pudique, mais profondément sensible se produit. Depuis les fresques pariétales qui amorcent l’histoire de l’art issue de celle de l’Humanité, l’artiste nous adresse son message. À l’écoute du plus ténu et plus secret en lui, il crée.

Youssef Gharbaoui appartient à cette famille « d’éclaireurs ». Il met son écriture et son langage plastique au service d’une sensibilité personnelle qu’il nous invite à partager en regard d’un monde qui garde tout son mystère.


Lydia HARAMBOURG
Historienne de l’Art Paris, octobre 1997

Interview pour le catalogue de mon exposition Étendues de 2019 à Rabat


• « Étendues », pourquoi ce titre ?
Étendues est un mot qui exprime à mon sens, l’aspect indéfini et vaste des espaces, surtout temporels traversés à l’intérieur d’une pratique artistique. Par cette exposition, étendues, signifie à la fois constance et continuité d’une pratique qui déambule à travers mes déplacements sur les plans géographiques et culturels. Dès lors, le travail exposé consiste à marquer des écarts en pointant différentes étapes parcourues dans ma pratique depuis plusieurs années.

• Votre démarche est pluridisciplinaire (peinture, vidéo, photographie) ceci élargit votre espace de création ?
Effectivement, la diversité des médiums élargit tellement l’espace de travail et offre plus de latitude dans une démarche de création. Je suis dans une approche qui considère d’un même élan les différents médiums qu’un artiste peut utiliser. Certains s’offrent mieux et s’adaptent plus facilement à des projets en particulier.

• Les compositions de vos travaux sont surprenantes et diversifiées, les techniques aussi, pourquoi ?
J’aime quand mes compositions laissent voir leur propre fabrication, en mettant en avant un processus d’accumulation et de transformation de façon délibérer. Au niveau technique j’aime adopter une approche intuitive et explorer la matière en développant une dimension expérimentale dans ma manière de travailler. C’est une démarche alimentée par mon intérêt pour le dessin, la matérialité, la surface, le hard Edje, le numérique, etc.

• Autres tableaux dégagent une certaine poésie, cette diversité est liée à un état d’esprit ?
L’aspect poétique est peut-être inspiré de mes lectures et surtout des lectures en lien avec la notion de déplacement et de voyage de certains auteurs. Ce n’est pas tant que j’y puise l’inspiration nécessaire pour élaborer mes œuvres, mais plutôt pour s’ouvrir sur d’autres genres de création et comprendre les moyens qui font surgir le sens autrement que par la peinture.

• Le cercle est omniprésent, des écrits l’évoquent aussi, pourquoi ?
Le cercle dans mes dessins et mes peintures est en général formé par un ensemble de lignes qui constitue un élément important du langage plastique. Les lignes suggèrent des figures dans le but de peupler l’univers du tableau et témoignent de ma préoccupation esthétique. Des fois j’aime livrer mon geste au trait, et de suivre celui-ci là où il m’emmène.

• Certains tableaux constituent une série, traitent –ils un sujet particulier ?
Mon travail se développe et évolue la plupart du temps dans une pratique qui privilégie davantage un processus de création en série. Une série constitue pour moi un travail en lien avec un projet en particulier. Les sujets abordés en général sont d’abord pour mettre en branle la dynamique de création ensuite pour intervenir à travers les aspects thématiques et esthétiques de la pratique artistique. Je peux citer ici comme exemple la série no-made composée de plusieurs tableaux de petit format qui représentent une variété de formes inusitées qui rappellent la figure de la tente. À travers cette série j’ai essayé de mettre en avant des aspects éloquents et significatifs que je peux attribuer à des souvenirs de voyage pendant mon enfance en percevant le sens dans les actes qui composent l’ensemble de l’activité de création.

• Quels sont les autres sujets abordés ?
L’ensemble de mes œuvres tourne autour d’une thématique qui fait penser au déplacement au voyage et à la notion de l’identité. Néanmoins, les aspects comme le support, la technique et les dimensions donnent une particularité tangible à chaque série. Je préfère dire que mes sujets sont relativement teintés par l’imaginaire merveilleux du récit d’auteurs dans lequel je puise pour me ressourcer. J’aimerai citer comme exemple l’écrivain voyageur Nicolas bouvier et Amin Maalouf qui traite la question de l’immigration.

• Comment vivez-vous votre statut d’artiste marocain vivant au Canada ?
En tant qu’artiste marocain vivant au Canada, je vis mon statut d’artiste dans un milieu artistique et culturel relativement semblable à ceux de l’étranger, Montréal est une métropole qui possède un potentiel culturel important par la qualité et la quantité d’évènements artistiques qui s’y déroulent le long de l’année. Une politique est judicieusement instaurée pour le maintien de la diversité artistique dans les arts. Ainsi le climat est propice pour un artiste issu de l’immigration de s’ouvrir et de prendre part à développer et faire connaitre sa pratique. Mon temps est partagé entre mon atelier et l’enseignement puisque je suis actuellement enseignant d’art et multimédia à l’école d’éducation internationale de Laval.

• L’émigration a-t-elle orienté votre création?
Effectivement, l’émigration à un effet important sur ma création, je m’explique : J’étais toujours fasciné par le voyage et l’exploration exaltante de nouveaux territoires. L’émigration est un déplacement de qualité qui signifie pour moi une extension de l’espace et une accumulation d’expériences authentiques et nouvelles imprégnées de vécu. Cela représente pour moi un potentiel énorme au niveau artistique qui me questionne tous les jours en mettant en doute mes repères géographiques, spatiaux et temporels. Évidemment, cela, doit émerger à travers ma pratique artistique.

• Que représente pour vous cette exposition à l’Espace Rivages ?
Je n’ai pas exposé au Maroc depuis 15 ans et mes deux dernières expositions ont été organisé en 2003 à Rabat à la galerie Mohamed el Fassi et en 2004 à l’institut français de Meknès. Rivages m’offre cette belle occasion de renouer avec l’espace culturel marocain dans un cadre et professionnel. C’est un retour chez soi et aux origines après une longue absence qui marque pour moi une étape importante dans ma carrière d’artiste. Je tiens absolument à remercier le personnel expert de la galerie pour son effort et son professionnalisme.


Texte d’accompagnement Exposition : Étendues


Youssef Gharbaoui
Étendues ou réminiscences rescapées


Nos rêves sont (comme nos meilleurs amis) nos compagnons de route. Telles nos ombres, ils nous suivent ou nous précèdent (selon la position de la source lumineuse qui veille sur nos pas) tout le long du chemin, du long chemin de la vie ... Ils nous parlent de façon énigmatique. Leurs mots sont d'ombre et de lumière. Les sens (cachés ou évidents) qu'ils nous transmettent n'ont pas besoin d'interprète. Il suffit qu'on ouvre les yeux du cœur et ceux de l'esprit pour accéder avec le moins de peine à leur essence. ...

... À quoi peut rêver l'artiste
(dans son atelier) ?

À la lancinante absence
Au vide à combler
À la brèche à colmater

Au silence de la toile
À l'éloquence des formes
À ce qu'elles sont
À ce qu'elles évoquent

À la petitesse du support
Aux horizons illimités

Aux idées évasives
aux pensées fugitives
Aux silhouette furtives
Aux ombres évanescentes

Aux chiens errants

Aux passants qui partent
À ceux qui demeurent
Aux beaux nuages migrants
Aux vagabonds sans repaire

Aux étoiles filantes
À la brise matinale
Au printemps à venir
Au soleil levant
Au crépuscule translucide

À l'amitié naissante
À l'automne imminent de la vie

À la tendresse en faux - fuyant
À la carence affective
À l'amour impossible
À la fragilité de l 'espérance
Aux rêves rétifs
Aux réminiscences joviales
Aux souvenirs d'enfance
flous et amorphes
À l'enfance dont " nul ne guérit "

À l'immensité des paysages arpentés
Aux anciennes pérégrinations

Aux maux lancinants
Aux nombreux départs
Aux innombrables retours
À la route qui mène
À celle qui ramène

.......


Ahmed El Inani
2019